ACUPUNCTURE, MEDECINE DE L’AME ?

Il y a quelques années, lors d’un séjour dans la Sierra Nevada, en Espagne, je rencontrais un homme d’origine hollandaise qui était en arrêt de travail depuis trois mois suite à un burn out. Il m’expliqua qu’il avait dirigé durant plusieurs années une importante société de statistique dans son pays et que la charge de travail qu’il avait accumulé l’avait conduit à ce burn out. Apprenant que je pratiquais l’acupuncture, il sollicita une consultation.

Parmi les points que je sélectionnais se trouvait le point Shen men, situé sur le méridien du Coeur. « Shen » peut être traduit par « Esprit » ou encore « esprits » ; « Men » signifie « porte ». Donc Shen men signifie la porte de l’Esprit. C’est l’un des grands points « psychiques » de l’Acupuncture Traditionnelle.

Lorsque je revis mon patient le lendemain, il me remercia chaleureusement pour mon intervention et ajouta : « depuis le début de mon burn out, il y a trois mois, j’ai pour la première fois le sentiment d’être redevenu moi-même ! » En fait, il avait retrouvé ses Esprits !

Le Shen

Voici ce qui est dit du point Shen men :

« Le nom fait référence à une « porte » sur le méridien du Coeur, par laquelle on peut atteindre directement l’énergie hôte de l’Organe (l’Esprit). Dans le Taoïsme, Shen men fait référence aux yeux (qui reflètent la présence et la force de l’Esprit), endroit par lequel l’Esprit entre et sort. » (Arnie Lade, Images et fonctions des points d’acupuncture, Satas, 1994, p. 106)

Avec cet exemple, nous comprenons que l’action de l’acupuncture va bien au-delà de la simple tendinite ou névralgie. Du reste, les Classiques de la médecine chinoise abondent en informations concernant l’action des aiguilles sur le psychisme. Par exemple le point Shen men agit, outre les symptômes physiques, sur l’inquiétude, l’angoisse, la folie, la dépression, la perte de mémoire, l’agitation, l’hébétude, la terreur etc. En gros, ce point a pour effet de calmer et recentrer le Shen, l’Esprit.

L’action de l’acupuncture n’est cependant pas mécanique et l’attitude intérieure du praticien au moment des soins a une influence déterminante lorsqu’on traite de problèmes psychiques. Cela est très bien expliqué par Claude Larre  qui décrit ainsi l’acupuncteur :

« Sa main se dirige d’elle-même vers les « lieux » du corps où, dans le croisement des souffles, s’enracinent les Esprits. Habile et secourable, cette main est toute abandonnée à l’inspiration des Esprits qui se tiennent à demeure dans l’Acupuncteur. Les mouvements de l’aiguille en reçoivent leur qualité.

Elle s’enfonce à la rencontre des souffles d’un patient dont on a reconnu la condition et la présentation immédiate. Ses essences sont, plus ou moins, désertées par les Esprits. Elles sont affectées par les déséquilibres du sang et du souffle. Par l’effet d’attaques externes, prolongées en atteintes internes, par une déficience de l’intime, ou par un accès, le réveil d’un mal rampant, des souffles, dits en excès ou en insuffisance, ont tendance à s’installer et à créer une situation pathologique (…)

L’ Acupuncteur, d’une main rendue acérée et précise par la tenue des aiguilles qu’il sélectionne comme un peintre choisit ses divers pinceaux, se laisse guider par ses propres Esprits. Il sollicite le Ciel/Terre aux nœuds où la vie naît de leurs influx croisés. Alors sont chassés les souffles pervers, dont toute l’ambition est de pervertir plus avant. Les souffles réguliers, orthodoxes, se laissent rameuter; les essences ébranlées et prêtes à quitter se ressaisissent. Les Esprits qui s’en étaient allés retournent. »

Tel est l’action de Shen, l’Esprit qui nourrit, par opposition à Gui, l’esprit qui vampirise.

Les Gui

Pour comprendre ce que sont les gui (prononcer «koueï»), le mieux est de se tourner vers le Dictionnaire français de la langue chinoise de l’Institut Ricci, au caractère concerné n° 2832:

Ame sensitive (désincarnée, après la mort); mânes des morts; fantôme; revenant; spectre ; esprit mauvais.

La langue chinoise fourmille d’expressions avec le mot gui en référence a des situations ou des personnages douteux. Un être diabolique, fourbe, sournois est appelé «gui gui sui sui», un feu follet «gui huo» (littéralement: «esprit feu»), un racontar «gui hua», mais le premier sens du mot gui est «revenant», «fantôme». D’ailleurs, la sorcellerie se dit en chinois «gui dao», la voie des gui ! Quand on sait la peur viscérale que les Chinois éprouvent depuis l’aube de leur civilisation pour les revenants on ne sera pas étonné de trouver, dans les ouvrages d’acupuncture, des points concernant les pathologies liées aux gui.

Selon Jacques Lavier, l’origine même de l’acupuncture remonterait à la croyance chamanique selon laquelle les maladies sont causées par des esprits malfaisants qui iraient se loger (aujourd’hui on dirait «squatter») dans des endroits bien particulier du corps humain. Le nom chinois désignant un point d’acupuncture n’est-il pas xue, terme qui signifie aussi: «grotte», «trou», «terrier» ? Le rôle du chaman guérisseur serait donc, en quelque sorte, d’exorciser le mal à l’aide des aiguilles d’acupuncture.

Donc la légende raconte qu’un chasseur aurait été accidentellement blessé au pied par la pointe d’une flèche. Il alla consulter le médecin du village, qui était aussi chaman, pour qu’il lui retire le morceau inséré dans son pied et le panse avec des herbes pour prévenir une hémorragie. Une fois le soin terminé, le malade se lève, marche, puis se met à faire des bonds et à gambader joyeusement, le sourire aux lèvres. Face à l’étonnement de son guérisseur, il explique:

«Je crois que cette flèche devait être une arme magique, car elle a bel et bien tué un gui (koueï) qui s’était installé dans ma jambe et me tourmentait. J’avais depuis plusieurs jours une douleur aiguë qui s’étendait depuis les reins jusqu’à la région de ma blessure, et qui me rendait tout mouvement extrêmement pénible. Il a cependant fallu que j’aille à la chasse, car nous n’avions plus de viande, et ce me fut un véritable supplice. Je bénis celui qui m’envoya accidentellement cette flèche, car il a fait une victime de choix en exécutant ce démon. Je ne ressens plus du tout cette violente douleur qui m’était intolérable.»

Cette histoire me rappelle le cas d’une femme, agricultrice dans la région de Rennes, qui souffrait d’une douleur très vive à la main droite contre laquelle elle avait tout essayé, en vain. Sur le conseil d’une amie elle alla consulter un guérisseur de campagne qui pourrait, le cas échéant, la soulager. En observant sa main ce guérisseur « vit », à l’intérieur de celle-ci, quelque chose qui avait l’apparence d’un vers. Il fit une passe magnétique au-dessus de cette « chose » (un gui ?) et l’intrus disparut aussitôt. La patiente se sentit alors soulagée et sa douleur se dissipa pour ne plus jamais revenir.

Acupuncture, chamanisme, exorcisme

Le chamanisme est sans doute la plus vieille religion de l’humanité. Il est fondé sur la croyance aux esprits avec lesquels il est possible d’entrer en communication à travers la transe. Esprits des défunts, esprits des lieux, esprits de la nature etc. Il nous enseigne que tout est conscience, tout est énergie et qu’un équilibre subtil imprègne le vivant. Chez l’être humain, la rupture de cet équilibre entraîne des désordres, voire la maladie, et le rôle du thérapeute est de rétablir l’harmonie rompue, fluidifier les énergies, permettre au souffle de vie une circulation harmonieuse dans le corps-esprit.

Le Maître tibétain Namkhaï Norbu Rinpoché apporte un éclairage intéressant sur le sujet :

« L’énergie n’est ni matérielle, ni visible, ni tangible. C’est quelque chose de plus subtil et de plus difficile à comprendre…L’énergie de l’individu est étroitement liée à l’énergie extérieure et chacune peut influencer l’autre. La connaissance des différents aspects des relations entre les deux énergies est la base des traditions rituelles Bön (chamanisme tibétain)… Dans le Bön on considère, par exemple, que beaucoup de perturbations et de maladies proviennent de classes d’êtres qui ont la capacité de dominer certaines formes d’énergie. Quand l’énergie d’un individu s’affaiblit, c’est comme si on laissait une porte ouverte par laquelle des perturbations, provenant de ces classes d’êtres, peuvent passer. On accorde, par conséquent, une grande importance au fait de maintenir la plénitude de l’énergie de l’individu.

En travaillant en sens inverse, il est possible d’influencer l’énergie extérieure et de manifester ce qu’on appelle des « miracles ». Une telle activité est, en réalité, le résultat du contrôle de sa propre énergie, à travers laquelle on obtient la capacité d’un pouvoir sur les phénomènes extérieurs. » (Dzogchen, Les Deux Océans, Paris, 1994, pp. 25-26)

Dans le volume 2 de son excellent Traité de Qi Gong Médical (éditions Chariot d’Or, Escalquens, 2013, p. 451), Jerry Alan Johnson classe les entités en deux groupes :

« Les esprits sont également classés en deux catégories principales : ceux qui se nourrissent de l’énergie de l’individu (parasites) et ceux qui le protègent (gardiens); auxquels s’ajoutent les entités spirituelles qui existent simplement dans le foyer de l’individu, sans pour autant interagir avec lui. »

La différence entre mauvaises et bonnes entités est donc la suivante : les premières se nourrissent de l’énergie de l’individu, provoquant un état de fatigue, voire d’épuisement, alors que les secondes nourrissent l’individu de leur énergie, apportant vitalité et rayonnement. Le même auteur continue :

« Le type d’esprit et son intensité énergétique qui entre dans l’individu correspondent au type de refoulement dans lequel le patient se maintient, et à son intensité énergétique. Les patients qui vivent avec des traumatismes très profonds sont souvent entourés d’êtres psychotiques qui se nourrissent de leurs problèmes refoulés et incitent l’individu, de façon énergétique, à répéter continuellement et à revivre les mêmes expériences traumatiques.

On remarque que de nombreuses structures sociales, culturelles, religieuses ou familiales, et de nombreux schémas spirituels énergétiques, incluent et dépendent de la présence de beaucoup d’esprits appartenant aux deux catégories mentionnées ci-dessus. Ceux-ci peuvent être des facteurs importants au prolongement des déséquilibres énergétiques de l’individu.

Parfois, la présence de fantômes ou d’entités spirituelles peut être bénéfique.Dans de tels cas, l’entité spirituelle aide l’individu dans l’accomplissement de sa destinée, exerçant ainsi une influence bienveillante sur son destin. Pour les anciens Chinois, ces types d’entités spirituelles étaient de bons esprits qui maintiennent le Yang Shen de l’individu. »

Acupuncture ou exorcisme ?

L’Acupuncture Traditionnelle Chinoise serait donc, dans certains cas, une forme d’exorcisme (du grec exorkismos : action de faire prêter serment) destiné à chasser de l’organisme des hôtes indésirables. Parmi ces méthodes «d’exorcisme» par acupuncture il y a la technique des Sept Dragons. Voici ce que dit le professeur Jack Worsley (cité par Daniel Laurent) :

« La technique… consiste à libérer « sept dragons » qui vont « manger » les gui (koueï) qui se trouvent chez le sujet. Il faut donc piquer les points qui correspondent aux dragons, et de ce fait les dragons libérés vont courir à l’intérieur du corps à la recherche des gui. Les dragons ne sont libérés que lorsque les sept aiguilles sont posées. Tout se passe comme si nous mettions à leur place respective les sept boutons d’ouverture d’un coffre-fort. »

Si le patient a la sensation d’être possédé de l’intérieur, on utilisera la technique des Sept Dragons internes, ou bien les Sept Dragons externes si il sent quelque chose rôder autour de lui. Ce rituel, qui nécessite une préparation intérieure du praticien, a donc pour objectif de « réveiller » les Sept Dragons pour qu’ils dévorent les gui. Ceux qui utilisent cette technique préviennent cependant qu’une entité, un gui, peut entrer dans le praticien durant le traitement :

« Un praticien qui entreprit un traitement sur les gui fit deux rêves dans lesquels il était attaqué par la même entité, la première fois dans la salle de consultation et la deuxième fois dans sa propre chambre. Après le deuxième rêve il ressentit un changement énergétique avec une sensation étrange dans le haut du dos. En fait, l’entité était entrée en lui au niveau des points Da shu. »

Ce témoignage vient confirmer la nécessité pour un acupuncteur traditionnel de s’investir dans des pratiques de Qi Gong de façon à maintenir une bonne hygiène énergétique. Lors d’un traitement avec les Sept Dragons il peut arriver que les Dragons ne se manifestent pas ou pire… qu’ils se fassent dévorer par les gui. A ce sujet Jerry Alan Johnson écrit :

« Lorsqu’il élimine une entité spirituelle, surtout des esprits négatifs, le thérapeute doit maintenir une connexion énergétique et spirituelle extrêmement forte avec le Divin. La qualité spirituelle énergétique supérieure du thérapeute doit être maintenue tout le temps afin que le traitement soit efficace. Si l’entité spirituelle qu’il essaie d’éliminer a une connexion spirituelle avec le domaine énergétique du Wu ji plus établie que celle du thérapeute, celui-ci sera incapable d’éliminer l’entité et se mettra lui-même en danger. »

Guérisseurs de campagne

L’ acupuncture traditionnelle chinoise est cependant une médecine complexe fondée sur le système des méridiens, ces trajets ou lignes de force qui sillonnent le corps humain selon des parcours bien définis avec des ramifications entre eux ainsi qu’aux organes auxquels ils sont liés. Ces méridiens ne sont pas matériels mais semblables à des courants d’énergie reliés à la façon d’une trame qui enveloppe le corps. Certains guérisseurs de campagne, sorte de chamanes de nos terroirs, sont capables de voir l’intérieur du corps humain et parfois ces lignes de force qui le parcourent, ce qui pourrait peut-être expliquer comment les médecins-chamanes de la Chine ancienne ont élaborés le système des méridiens.

Dans un entretien publié en 1995 dans la revue Terre du Ciel la guérisseuse Edith Acédo, née en Berry, explique:

« J’ai toujours vu l’intérieur du corps humain… je vois très clairement le corps humain, comme le scanner du médecin. La preuve en est que depuis vingt-cinq ans que j’exerce, chaque fois que j’ai vu, décrit, dit quelque chose, les examens médicaux qui ont suivi, même très poussé, ont toujours exprimé la même chose… Et puis il y a ce que j’essaie de faire de mon mieux, c’est-à-dire par des moyens qui sont les miens: faire fonctionner, circuler l’énergie. Il s’agit de faire circuler cette énergie de manière plus homogène, plus harmonieuse, pour donner ce que j’appelle un nouvel oxygène à la personne. »

Un autre témoignage très intéressant est celui de Francis Prade, guérisseur de campagne qui finira par se former à l’acupuncture suite aux nombreuses visions qu’il eut durant son enfance. Dans son autobiographie, Urutaki, il raconte certaines de ces visions assez surprenantes :

« Je découvrais ainsi de nombreux canaux reliés aux organes de la tête. J’en étais arrivé à ce point que je ne pouvais voir quelqu’un sans chercher à percer le mystère dans les canaux qui irradiaient son corps. Mais je faisais seulement un lien avec le caractère de la personne et je ne soupçonnais pas tout le reste. J’étais intéressé par ces courants aux couleurs multiples qui déversaient dans la tête où ailleurs leurs faisceaux lumineux…

J’observais et je me rendis compte bientôt que ce corps sillonné de courants manifestait la vie en lui et que la vie savait tout. » (Francis Prade, Urutaki, éditions Servranx, 1998, pp. 66-7)

Explication psychologique

Considérer la maladie en lien avec la croyance aux esprits est difficilement acceptable à un esprit rationnel pour qui tout ceci n’est que superstition. Pour cette raison, certains acupuncteurs ayant une formation en psychologie ont élaborés des explications d’un autre ordre de manière à interpréter différemment ces notions de la médecine chinoise.

Dans son ouvrage sur la psychologie dans la médecine chinoise, l’acupuncteur traditionnel Daniel Laurent associe les gui (koueï) à des «clichés», des images mentales porteuses de mémoire qui

«se branchent de façon quasi permanente dans un circuit corporel et se comportent comme une entité indépendante possédant une force de commandement compulsive tant sur le plan somatique que comportemental.»

Un peu plus loin il précise:

«En effet, ces clichés agissent comme des suggestions positives telles qu’on les expérimente en hypnose, mais plus puissantes car il s’y trouve de la douleur. Si l’un de ces clichés est réactivé par l’environnement (ce qui devient stress pour l’individu concerné), il se branche plus ou moins en permanence, dictant un comportement particulier pour l’individu. Ce cliché réactivé — pendant toute la période d’action — devient un gui. La psychanalyse qui essaie de faire revenir à la conscience des incidents inconscients est une tentative psychothérapeutique de libérer les gui. C’est malheureusement en général un échec, car la psychanalyse s’arrête à la mise en évidence des incidents ayant re-stimulé la force de commandement compulsive d’un gui (ou d’une chaîne de gui). Mais tant que le gui lui-même n’a pas été effacé, c’est-à-dire réintégré, reclassé correctement et consciemment (…), le gui demeure et il ne peut y avoir au mieux après ce type de traitement, qu’une amélioration passagère.» (Daniel Laurent, La Pratique de la Psychologie en Médecine Traditionnelle Chinoise, éditions de la Maisnie, 1978)

Esprits ou clichés ?

Alors « esprits » ou « clichés » ? Si l’on considère, avec Daniel Laurent, qu’un gui (Koueï) est une énergie qui n’est pas à sa place, la représentation culturelle que l’on s’en fait passe au second plan. Interrogée par le journaliste Stéphane Allix, la psychologue et psychothérapeute Isabelle Célestin-Lhopiteau, qui a observé et étudié les pratiques des guérisseurs traditionnels de plusieurs pays et fondé l’Institut Français des Pratiques Psycho-corporelles, apporte un éclairage original sur cette question :

« …dans notre culture occidentale, on a une vision du monde qui est ce qu’elle est, mais si on fait un pas de côté, dans une perspective anthropologique, et que l’on va vers d’autres cultures, on entendra parler d’esprits, par exemple. On pense le monde à partir de nos référentiels. C’est l’une des questions que je me posais quand j’ai commencé mon travail anthropologique. J’ai travaillé au Bénin, notamment dans des communautés vaudoues, avec des chamanes de Sibérie, dans l’Himalaya chez les Tibétains, en Inde avec des praticiens de médecine ayurvédiques, mais aussi auprès de guérisseurs en France, dans nos campagnes, et les anthropologues avec qui je collaborais m’ont dit qu’à un moment j’allais être confrontée à la question des esprits. »

Elle ajoute :

« C’est une réflexion qui peut être présente dans l’anthropologie et qui parfois entre dans le domaine du soin chez nous, mais qui n’est pas tant abordée que cela. Et je trouve que chaque praticien a besoin de se faire une représentation lui-même et d’avoir une position par rapport à cette question des esprits. Moi, je l’aborde cliniquement à partir de ce que le patient pense et perçoit. Dans ma position, je vais accueillir tout ce qui se présente et, quand le patient considère que ce sont des esprits qui sont extérieurs et qui agissent, je vais partir de sa représentation. Si le patient pense qu’il s’agit d’une partie de sa personnalité qu’il est en train de projeter, je pars de cette vision-là, plus psychanalytique. Je trouve que tous ces éléments bizarres, tous ces éléments en apparence à la limite sont essentiels pour aller au coeur de nos représentations. Cela nous bouscule. Cela nous pousse à réfléchir autrement. » (Stéphane Allix, Un Fantôme sur le Divan, Albin Michel, 2022, p. 40)

Conclusion

Que l’on préfère parler d’« esprits » ou de « clichés », ce qui relie l’acupuncture et les pratiques chamaniques de guérison est le Qi, ou « souffle ». Comment expliquer ce phénomène ? La meilleure façon est sans doute d’observer l’idéogramme Qi:

Le grain de riz éclate sous l’effet de la cuisson qui produit

le dégagement d’une vapeur laquelle s’élève en s’accumulant.

Dans son ouvrage, Les mouvements du cœur, Claude Larre nous dit:

«Les souffles, en eux-mêmes sans forme, produisent, animent et maintiennent toute forme. Ils tirent force et renouvellement du travail qui s’effectue (grâce à eux) sur les substances transformables. Par les souffles, tout se fait.»

Cet éminent sinologue ajoute que ce n’est pas la quantité des souffles qui fait la santé, mais leur harmonieuse distribution là où ils sont attendus.

Le Qi est donc cette énergie invisible qui pénètre tout l’univers et permet à la vie de se mouvoir et de se transformer, continuellement. La spirale est la voie que suit le Qi dans ses mouvements. Lorsque ce mouvement des souffles dans le corps est obstrué, la maladie apparaît. Le rôle de l’acupuncteur consistera alors, à l’aide de ses aiguilles, à défaire les nœuds pour rétablir la circulation harmonieuse du Qi :

«Sa main se dirige d’elle-même vers les «lieux» du corps où, dans le croisement des souffles, s’enracinent les Esprits.» (Claude Larre)

L’aiguille s’enfonce à la rencontre des souffles d’un patient dont l’équilibre a été perturbé. L’acupuncteur, usant de toute sa science et de son habileté, va alors chasser les souffles pervers, désobstruer les blocages, et fluidifier la circulation de l’énergie là où elle était nouée. Grâce à la vitalité de son esprit et de ses propres souffles, le thérapeute va aider son patient à reprendre possession de lui-même. L’acupuncteur, cela va de soi, devra être un pratiquant de Qi Gong ou de Taiji Quan pour pouvoir offrir un soin de qualité à son patient.

Tout ceci n’est pas très éloigné de ce que disent les adeptes du chamanisme comme Brigitte Pietrzak, initiée en Mongolie :

« Le chamane rattache son âme à l’insondable qui permet tous les voyages et les réparations. « Réparer » étant un mot qui revient souvent dans le chamanisme Mongol. L’énergie est faite de circonvolutions fluides quand rien ne l’empêche de tourner. Chamaniser revient alors à apporter le surcroît d’énergie nécessaire à la circulation entravée pour rétablir l’harmonie, à s’abandonner au flux. » (Brigitte Pietrzak, Ciel Blanc Ciel Noir, Mama éditions, 2021, p.23)

En guise de conclusion, j’aimerai de nouveau citer Isabelle Célestin-Lhopiteau :

« Il y a plusieurs façons de penser et de se représenter le monde, le corps, la guérison, et parmi celles-ci, il y a ces perceptions de choses extérieures que sont les esprits, que l’on peut voir avec un regard occidental comme quelque chose qui ne serait pas extérieur mais une partie de notre personnalité. »